Tribune Libre
"Ce que je regarde" a
pris aujourd'hui la décision de publier un article plus engagé qu’à
l’ordinaire, écrit par Samuel Nathan. En dépit d'un point de vue
rédactionnel assez partagé sur l’affaire Bernheim, nous avons apprécié la
qualité de cet article et pour des raisons « humaines », nous
pensons qu’il peut figurer dans notre blog. L’homme malgré
ses grandeurs fait des erreurs surtout quand il est question de quête de
pouvoir et d’ego. Mais nous considérons que l’acharnement médiatique et le
"politico-franco-correct" ne sont pas des valeurs.
Et nous ne savons que trop
que l’erreur est humaine…
Bonne lecture!
Crédits photo : http://www.cimetz.org/ |
Lors de sa campagne
électorale de 2008, le rabbin candidat Gilles Bernheim avait rendu visite à la
petite communauté de province du sud-est que je fréquentais et il avait
commencé son propos en disant en substance - je cite de mémoire
- : « Voilà : supposons que nous remportons l’élection le
22 juin. Que faisons-nous le 23 au matin ? ». La question m’avait
saisi beaucoup plus que la réponse que ma mémoire défaillante n’a pas retenue
car elle posait le problème du jour d’après dans la confrontation d’une
solitude humaine et d’une charge nouvelle, immense et difficile. Et force est
de reconnaître que depuis le 1er janvier 2009, date d’entrée en
fonction jusqu’à ces dernières semaines de tempête et ce 11 avril 2013, son
parcours strictement rabbinique fut un parcours d’excellence, un parcours sans
faute, sans tâche ni fausse note.
Comment donc le Grand
Rabbin en congé du Grand Rabbinat de France a-t-il vécu ce 12 avril 2013 ?
La question, par l’estime et la compassion dont elle est chargée, se veut rhétorique car dénuée de toute curiosité
malsaine. « On ne questionne pas un homme ému », dit justement René
Char dans le poème extrait des Matinaux
et intitulé « Qu’il vive ! » dont les versets qui suivent, par
l’utopie dont ils sont porteurs, permettront peut-être de retrouver une
sérénité de pensée qui semble avoir été perdue au cours de ces derniers jours.
Qu'il vive !
Ce pays n'est qu'un vœu de l'esprit,
un contre sépulcre.
Dans mon pays, les tendres preuves du
printemps et les oiseaux mal habillés sont préférés aux buts lointains.
La vérité attend l'aurore à côté d'une
bougie. Le verre de fenêtre est négligé. Qu'importe à l'attentif.
Dans mon pays, on ne questionne pas un
homme ému.
Il n'y a pas d'ombre maligne sur la barque
chavirée.
Bonjour à peine, est inconnu dans mon pays.
On n'emprunte que ce qui peut se rendre
augmenté.
Il y a des feuilles, beaucoup de feuilles
sur les arbres de mon pays. Les branches sont libres de n'avoir pas de fruits.
On ne croit pas à la bonne foi du
vainqueur.
Dans mon pays, on remercie
Reprenons les mots
clés qui ont structuré le débat autour de la mise en congé du Grand Rabbin de
France et tout d’abord le mot plagiat. Les idées que les mots expriment
appartiennent au bien public. C’est grâce aux idées émises par nos
prédécesseurs et par nos contemporains que nous pensons, travaillons, créons.
Qui se croit détenteur d’idées de génie (!) prend soin de les protéger afin
d’en éviter le pillage mais leur publication les met de facto à la
disposition du grand public. Et la fin tragique de toute idée géniale réside
dans sa reprise. Une idée géniale cantonnée dans sa confidentialité ne l’est
peut-être pas car si elle l’était, on l’emprunterait…
En revanche, la forme ou la formulation d’une
idée, qui relève d’un style particulier qui fait par exemple que « la
manière » d’écrire de Proust n’a rien de commun avec celles de Malraux ou
de Balzac même si ces trois auteurs évoquent le même thème, relève de la
propriété littéraire et peut constituer un plagiat ou un vol littéraire si
l’emprunt n’est pas accompagné de la traçabilité de sa source. Il existe une
véritable tradition universitaire pleine de sagesse et de clarté selon laquelle
on enseigne aux doctorants la façon de rédiger et de présenter des citations ou
des notes de bas de pages. Il existe aussi malheureusement une dérive
insuffisamment sanctionnée par l’Université française de la part de certains
étudiants indélicats qui pratiquent le plagiat à haute dose pour rédiger leur
thèse. Par ailleurs, la tradition talmudique montre, à longueur de pages, que
l’avis juridique exprimé par un maître s’appuie sur l’avis d’un autre maître
qui lui-même s’appuie sur un autre maître et parfois ainsi de nombreuses fois,
non seulement par humilité du dernier maître, mais aussi et surtout pour
prouver la validité et la solidité de son jugement. Dans le judaïsme, c’est une
évidence, on cite ses sources et on le fait depuis Esther, la belle reine éponyme du livre qui a averti le roi Assuérus au nom de Mardochée qu’un complot se
tramait contre lui et qui, ainsi, lui a sauvé la vie.
L’intellectuel
lumineux et le fin talmudiste réunis en la personne de Gilles Bernheim
ignoraient-ils cela ? Qui le croira ? Et que s’est-il passé ?
Le poète a toujours
raison depuis Aragon et il va nous aider à comprendre. Il habitait à
l’Isle-sur-la-Sorgue, dans ce coin de Provence rurale où les ciels bleus sont
si profonds. Il habitait aussi un pays idéal dont le poème décrit les qualités,
un pays qui le fit entrer en Résistance, qui fit de lui l’ami des plus grands
intellectuels de son temps et cette terre mentale et féconde avait pour nom :
la Poésie.
Le rabbin a lui
aussi un pays réel, c’est la Savoie de son enfance à Aix-les-Bains, la colline
de Tresserve chère à Lamartine, la belle vue sur les eaux pures du lac du
Bourget et au loin les hauteurs diaphanes de Saint-Jean ; c’est
Strasbourg, Strasbourg-en-France et l’Alsace de sa jeunesse, berceau d’un
judaïsme aux racines profondes qui donna à la France et à Israël le meilleur de
ses filles et de ses fils. C’est encore et très probablement Paris. Mais il
porte aussi en lui un pays idéal, un pays mental, celui qui est circonscrit par
un canon biblique, par un Talmud et une littérature foisonnante au cours des
siècles, qu’il a expliqués, commentés, éclairés dans l’originalité de sa
vision, de son verbe et de sa voix, inlassablement et pendant près de 40 ans pour
tous les membres de la Communauté qui le sollicitaient. Les cours dispensés,
les notes prises, les enregistrements réalisés, les émissions diffusées dans la
liberté, la générosité, la gratuité, le don de soi, l’abondance, pour le bien
de tous les croyants et de ceux qui le sont moins lui permettraient de dire
avec le poète :
« Il y a des
feuilles, beaucoup de feuilles sur les arbres de mon pays ».
Et par la liberté
de conscience et le respect d’autrui qui entourent toujours ses interventions,
il pourrait poursuivre :
« Les branches sont
libres de n’avoir pas de fruits. »
Face à cela et sans
vouloir justifier ce qui ne mérite pas de l’être, les plagiats qui ont été
pratiqués sont certes des erreurs, mais ils sont en nombre limité et dans
l’économie de l’échange, le compte n’y est pas car ce qui a été dérobé est
insignifiant par rapport à ce qui a été donné et la sanction prononcée qui
laisse penser de façon perverse que le vol littéraire était une méthode
structurelle et habituelle du travail de la pensée du rabbin est sévère et
injuste.
Par ailleurs, qui
peut nous dire que les auteurs dont les textes ont été empruntés désapprouvent
la démarche du Grand Rabbin ? Les vivants comme les ayants-droits des
auteurs décédés n’ont pas réagi ou ont montré un certain agacement – car la
première réaction du rabbin avant les excuses consécutives avait été maladroite
– sans aller toutefois jusqu’à porter l’affaire en justice ou demander la
démission du Grand-rabbin. Et entre nous, il en est un, de là où il se trouve,
au paradis, dans le jardin des Idées, qui a dû bien rire en constatant que son
texte sur l’humour avait une profondeur et une portée messianiques insoupçonnées :
c’est le grand et bon Jankelevitch, que son souvenir soit une bénédiction,
Wladimir alias Eliyahou Hanavi ou Saint-Jean Baptiste, au choix car il citait
beaucoup les auteurs chrétiens anciens dans ses fulgurantes
démonstrations… !
Quant au document
relatif au mariage pour tous et à l’emprunt d’un texte par le Grand Rabbin,
l’auteur très magnanime du texte emprunté ne lui en a pas tenu rigueur,
regrettant simplement l’absence de guillemets au début et à la fin de sa
production. En vérité, ce document montre une identité de vue parfaite et
profonde entre l’Eglise et la Synagogue au sein de la Fraternité d’Abraham et
la fusion au sein d’un même document de textes de provenances diverses – et
quoi qu’en disent certains esprits chagrins – est la marque évidente de cette
convergence et de cette complémentarité. Oui, le Pape Benoît XVI, reconnaissant,
a remercié et ne s’est pas dédit. Et notre cher poète d’ajouter, ne croyant pas
si bien dire :
« On
n’emprunte que ce qui peut se rendre augmenté. »
Venons-en à la
seconde expression-clé : usurpation de titre. C’est vrai. Le Grand
Rabbin s’est laissé dire et a laissé dire pendant des dizaines d’années qu’il
était détenteur d’une agrégation de philosophie. Titre prestigieux certes mais
moins que celui de Grand Rabbin de France car des agrégés de philosophie, il y
en a beaucoup alors que les grands rabbins de France, honoraires et en
exercice, se comptent sur les doigts de la main. Et ils sont moins nombreux que les
présidents de la République. En revanche et en passant, il faudra un jour
remercier Gilles Bernheim d’avoir peut-être fait prendre conscience à la
bureaucratie israélienne en général et au Ministère de l’Education (misrad
hahinoukh) en particulier, hermétiquement enfermé dans le un – deux – trois
– soleil du Toar rishon – chéni – chelichi, de l’importance accordée en
France et à juste titre à un concours difficile dont la réussite auréole les
étudiants les plus brillants. Et plus généralement, lorsqu’un nouvel immigrant
français se présente au misrad hahinoukh, il devrait pouvoir bénéficier
de la même bienveillance relative à ses diplômes que celle qui est accordée à
un citoyen israélien d’origine russe ou arabe.
Mensonge par
omission donc, qu’il n’avait jamais démenti avant ces derniers jours et on peut
penser a contrario que si un mensonge négatif le concernant avait été
colporté, il eût très vite rétabli la vérité. Quant aux explications qu’il a
données, certes frappées au coin de la sincérité, elles sont personnelles,
psychologiques mais dénuées d’une portée un tant soit peu collective qu’on
attendrait de la part d’un rabbin de cette envergure. On retiendra uniquement
l’importance considérable que l’agrégation de philosophie avait à ses yeux.
Dans un cas de ce
genre, on se demande toujours de façon un peu prosaïque de quelle façon le
mensonge a profité à l’intéressé. Les profits peuvent être de deux
sortes : matériels et immatériels. Tout d’abord, le fait de laisser dire
qu’on est détenteur d’un titre ne signifie pas qu’on a fabriqué concrètement un
faux diplôme afin d’en faire usage pour obtenir un poste. Et au vu de son
curriculum vitae, le Grand Rabbin Bernheim ne semble pas avoir enseigné dans un
établissement scolaire ou universitaire qui l’aurait rétribué en tant qu’agrégé
et en fonction d’une grille indiciaire officielle. Il n’y a donc pas eu, selon
toute probabilité, d’enrichissement personnel frauduleux.
Profit
immatériel ? Peut-être mais il est très difficilement évaluable et
prouvable, surtout dans ce cas précis car qui pourra affirmer avec certitude
qu’au cours d’un entretien d’embauche ou d’une élection, l’exploitation fautive
du prestige de l’agrégation de philosophie a été déterminante par rapport aux qualités
intellectuelles et professionnelles du candidat et a finalement emporté la
décision sur le ou les autres candidats ? En outre, dans le monde
rabbinique en particulier, une agrégation – qui plus est de philosophie !
– est loin de jouir du prestige dont elle bénéficie à l’extérieur et elle
présente même par certains côtés un
véritable handicap…
Cette usurpation de
titre n’est en réalité et d’un point de vue juridique qu’une vraie fausse
usurpation qui ne se fonde que sur le mensonge initial, certes bien réel mais
considérablement grossi et diabolisé par une
presse malveillante qui s’est déchaînée de façon irrationnelle contre le
Grand Rabbin de France dans le cadre d’un contexte national délétère illustré
par une autre affaire. Car mensonge pour mensonge, qui, au cours des derniers
mois s’est indigné lorsque le chef de file des Indignés – paix à son âme –
mentait lorsqu’il laissait dire, entendre et croire qu’il avait participé, aux
côtés de René Cassin à la rédaction de la Charte des droits de l’Homme ?
Peu de monde et surtout pas la presse, à telle enseigne que les personnalités
qui avaient été des témoins historiques à des titres divers de cet acte majeur
d’après-guerre avaient été obligées d’adopter un profil bas pour rétablir la
vérité ?
Alors pourquoi le
silence de la compromission entourant l’Icône laïque et pourquoi le
déchaînement et le lynchage médiatiques concernant le Grand Rabbin ?
Pourquoi ce « deux poids, deux mesures » ?
La presse, autiste
et idéologiquement aveuglée quand il s’agit des Juifs et d’Israël est mauvaise
juge ; le pouvoir, agacé par le militantisme du rabbin lors du débat sur
le mariage pour tous, s’est prononcé mais cette affaire eût pris une tournure
différente si le Rabbinat – et ce sera notre troisième mot-clé – n’avait pas été divisé et s’il avait fait
corps avec son chef dans l’adversité. Il n’en fut rien.
Dans le pays du
poète,
« Il n’y
a pas d’ombre maligne sur la barque chavirée ».
Ses contradicteurs sont des « adversaires loyaux ».
Commentant ce verset, Paul Veyne écrit :
« Le monde
réel n’est pas loyal, il est polémique et retors ; les hommes s’y battent
entre eux, pas de façon loyale (car chaque adversaire veut gagner à tout prix),
et les choses contre lesquelles ils luttent leur réservent des surprises
perfides ; […] ; les hommes font leur histoire, mais ils ne savent
pas quelle histoire ils font […]. »*
Dans le cas
présent, la loyauté interne consisterait à faire le départ entre les idées et
les hommes et pour chacun à dire à son
prochain : « J’ai ma propre conception des choses mais si tu ne
penses pas comme moi, tu restes mon ami ».
Ou bien :
« Je ne pense
pas comme toi mais je me battrai jusqu’au bout pour que tu aies la possibilité
d’exprimer et de faire vivre tes idées. »
Ce n’est malheureusement pas le cas ici et un
adversaire « politique » ne peut pas être un ami et doit être combattu.
La ligne de fracture entre les deux conceptions communautaires, louables toutes
les deux au demeurant et incarnées par les rabbins Bernheim et Sitruk a refait
surface dans toute son acuité. Elle crée des dissensions interpersonnelles car
les individus, agités par la concurrence des égaux et mus par des intérêts de
toutes sortes s’inscrivent dans la chaîne vicieuse du manipulateur manipulé,
perdent leur liberté, usent du rapport de force, ne parviennent plus à ménager
entre eux ce sas protecteur de sympathie et de respect qui est le garant de la
relation si précieuse avec autrui. Et l’ensemble est fragilisé.
« Bonjour
à peine est inconnu dans mon pays »,
dit le poète pour qui la présence de l’autre
est primordiale et mérite accueil, ouverture et chaleur avant toute autre
considération.
En réalité, la mise
en congé du Grand Rabbin est une défaite pour toute la Communauté et quand les
exhalaisons fétides et les lamentations apitoyées se seront tues, on mesurera
l’ampleur du désastre dans les consciences comme dans les structures. S’il y a
victoire pour les uns, c’est une victoire à la Pyrrhus et comme dit le
poète :
« On ne croit pas à la bonne foi du vainqueur. »
Alors que faire, sinon voir la Vérité,
demander la Justice et retrouver l’amour du Prochain ?
« La vérité attend l’aurore à côté d’une
bougie », écrit René Char. Confrontés depuis deux millénaires à la nuit de
l’exil et à l’attente d’un Libérateur, nous comprenons ces mots et courageusement et au fond de nous, nous
sommes capables de distinguer, sans les prismes déformants, falsificateurs et
funestes des imaginations du malheur, les étincelles de vérité qui doivent nous
guider vers le monde qui vient.
La Justice, la
vraie Justice, celle que le Ciel nous enjoint de poursuivre, doit reprendre ses
droits dans l’honnête, sage et mûre estimation des raisons et des torts et elle
n’hésitera pas à revenir à la situation précédente si elle estime que les
charges retenues ne justifient pas la rigueur.
Quant à nous,
faisons vivre notre pays réel à l’image du pays idéal que nous portons en nous.
Réapprenons à vivre dans la douceur des choses, réapprenons à dire bonjour, à
dire merci et rappelons-nous que le
pardon divin ne vient qu’après le pardon humain.
Qu’il vive !
Et que l’Eternel soulage toutes les souffrances. Qu’Il étende la paix sur toutes les femmes et sur tous les
hommes de bonne volonté !
Samuel Nathan
*René Char, La
Sorgue et autres poèmes. Dossier du professeur,
établi
par Paul Veyne, Professeur au collège de France. Hachette Education, page 37
Ou bien :
Et que l’Eternel soulage toutes les souffrances. Qu’Il étende la paix sur toutes les femmes et sur tous les hommes de bonne volonté !
établi par Paul Veyne, Professeur au collège de France. Hachette Education, page 37
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